De l’IVD à la conciliation pénale, la suspicion de racket pèse sur l’état

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La Tunisie n’a pas fini sa chasse aux sorcières et continue à poursuivre les figures controversées en usant de moyens alambiqués pour remplir ses caisses.

Deux grandes figures du monde politique et des affaires ont été arrêtées hier mardi 7 novembre 2023. La date est intrigante puisqu’elle correspond à celle du putsch qu’a réalisé l’ancien président Zine El Abidine Ben Ali en 1987 contre son prédécesseur Habib Bourguiba. En politique, l’adage dit qu’il n’y a jamais de coïncidences et les deux hommes arrêtés hier, Marouen Mabrouk et Abderrahim Zouari font partie du monde politique de l’ancien régime de Ben Ali. Le premier était marié à Cyrine Ben Ali, fille de l’ancien président et le second était son ministre pendant une bonne vingtaine d’années.

Outre la politique, leurs noms sont étroitement liés au monde des affaires et il n’y a rien d’anormal à cela. Marouen Mabrouk chapeaute, avec ses deux frères, depuis toujours, plusieurs entreprises faisant partie du groupe fondé par son père. Dans son portefeuille, on trouve de grosses entreprises parmi les plus illustres du pays.

Abderrahim Zouari est entré dans les affaires sur le tard suite à son mariage avec la fille de Abdelhamid Khechine, un autre grand nom du milieu des affaires tunisien.

Après son divorce, en 2011, de la fille Ben Ali, M. Mabrouk a quitté totalement le monde politique, bien qu’il ne l’ait pas vraiment intégré, puisqu’il n’a jamais occupé de poste ministériel ou un poste de responsabilité dans n’importe quel organisme de l’État. Pas même un poste de direction dans un parti politique, ni avant, ni après la révolution.

Quant à M. Zouari, il a choisi de quitter totalement le monde politique après la révolution pour se consacrer aux affaires et notamment la Stafim qui a connu ses meilleures années depuis qu’il en est devenu PDG en 2014. La société est plus qu’un simple concessionnaire de la marque française Peugeot, elle est devenue titulaire exclusif des marques Citroën et Opel et a créé plusieurs filiales notamment une usine de montage, à la banlieue de Tunis, dont les véhicules inondent le marché local et, depuis peu, africain.

Des success-story ? Pas vraiment, il n’y a rien d’hors normes dans ce qu’ils ont accompli. En revanche, on ne peut pas dire que MM. Mabrouk et Zouari n’ont pas réussi dans leur travail. Et c’est là toute la source de tous leurs problèmes. Car plusieurs Tunisiens voient d’un mauvais œil ceux qui réussissent que ce soit en politique ou en affaires. Et quand les deux sont mêlés, ça devient plus que suspect.

Dès 2011, une véritable chasse aux sorcières a ciblé ceux qui ont réussi sous le régime de Ben Ali. Les suspicions de corruption ont foisonné de toutes parts et les lynchages sur les réseaux sociaux étaient quotidiens. Des dizaines, voire des centaines, d’hommes politiques et d’hommes d’affaires étaient quotidiennement accusées de corruption, de malversation, de népotisme. Des preuves ? Nul ne s’embarrassait d’en présenter. Tous innocents ? Certainement pas. Mais ils ne sont certainement pas tous coupables.

L’effervescence postrévolutionnaire a abouti à la création de l’Instance Vérité et Dignité qui avait pour principale mission d’assurer la justice transitionnelle. Le hic est que l’instance en question a été présidée par une certaine Sihem Ben Sedrine, une journaliste des plus controversées, drapée du joli costume de militante, alors qu’elle était financée par des organismes européens pour faire tomber le régime Ben Ali. Plutôt que chercher la vérité et écrire l’Histoire en lettres d’or, Mme Ben Sedrine a transformé l’IVD en outil de racket de l’État. « Ce n’était plus une justice transitionnelle, c’est devenu une justice transactionnelle », commentait-on à l’époque.

Plusieurs caciques de l’ancien régime sont passés devant elle et tous étaient invités à payer rubis sur ongle des millions de dinars pour obtenir le « pardon ». Officiellement, ils devaient rendre l’argent des Tunisiens dérobé. Les preuves des malversations ? On s’en passait volontiers. C’était tellement grossier que certains marchandaient avec Mme Ben Sedrine comme s’ils étaient au souk.

L’IVD a coûté des millions de dinars à l’État (sa présidente avait carrément une berline coupée sportive à sa disposition) mais elle n’a quasiment rien rapporté dans ses caisses à la fin de sa mission en 2018. Pire, la cour des comptes a bien épinglé Sihem Ben Sedrine dans un rapport cinglant, mais la dame continue à jouir de sa totale liberté, sans être vraiment inquiétée par la justice, en dépit des charges qui pèsent sur elle.

Résultat des courses, les vrais corrompus et ceux qui ont vraiment pillé l’argent de l’État sont passés entre les mailles du filet.

Quatre ans après la fin de l’IVD, le 11 novembre 2022 précisément, le président Kaïs Saïed crée la commission nationale de conciliation pénale dont les attributs ressemblent, en partie, à la défunte et non regrettée IVD. Cette commission est supposée récupérer quelque 13,5 milliards de dinars qu’auraient spolié quelque 460 hommes d’affaires corrompus. Ses membres sont nommés pour une période de six mois, renouvelable une fois.

Au bout de l’échéance, la commission en question n’a rien ramené dans les caisses. Pas à ce que l’on sache du moins. Le président de la République a été donc acculé à lui prolonger le mandat de six nouveaux et derniers mois. Trois mois après, soit en août 2023, la commission n’a toujours rien ramené. Pire, elle est devenue la risée du pays.

Le premier mandat de la commission, essentiellement composée de juristes, a commencé le 11 novembre 2022 et s’est achevé le 10 mai 2023. Il s’est caractérisé par le limogeage de la rapporteuse de la commission Monia Jouini, en janvier, et par le président de la commission Makram Ben Mna en mars, qui n’a jamais été remplacé.

Le second mandat de la commission s’est également caractérisé par un limogeage, celui de la membre Fatma Yaâcoubi le 7 juillet. La dame a fait rire toute la Tunisie, quelques semaines plus tôt, en déclarant au président de la République que la commission allait récupérer quelque « trente billions de dinars ». L’anecdote, qui n’en est pas une à vrai dire, démontre que la commission est totalement déconnectée de la réalité du pays et des montants réels qu’elle pourrait récupérer.

Le chiffre avancé représente à lui seul le quart du PIB de la Tunisie et le quart de sa dette. Il n’existe aucun Tunisien qui le possède et encore moins en prison.

À vrai dire, et bien avant la création de la commission plusieurs analystes et médias (dont Business News) ont décrié le chiffre présenté par le président de la République en expliquant, détails et preuves à l’appui, pourquoi Kaïs Saïed ne verra jamais les 13,5 milliards dont il parle.

Sauf que voilà, Kaïs Saïed balaie toutes ces objections d’un revers de la main et reste intimement convaincu d’être dans le vrai et que « sa » commission peut rapporter les « milliards de milliards » au Trésor de l’État.

Face à la débandade, le président de la République est passé ouvertement à la menace, il y a quelques semaines, invitant les soi-disant corrompus à passer devant la commission sous peine d’aller en prison.

Comme par coïncidence, plusieurs hommes d’affaires (certains des plus en vue) ont été arrêtés après les menaces présidentielles. La peur au ventre, ne cherchant qu’à être libérés, certains d’entre eux ont accepté de payer. Les dossiers seraient vides et les accusations seraient fallacieuses, disent les avocats anonymement et refusant catégoriquement toute médiatisation, afin de ne pas aggraver la situation des clients.

À quatre jours de l’échéance du mandat de la commission de conciliation, et comme par coïncidence à la date anniversaire du 7 novembre, Marouen Mabrouk et Abderrahim Zouari sont arrêtés.

L’avocat de M. Mabrouk annonce que son client a été blanchi par quelque 55 juges, après avoir réussi à prouver que ses biens ne sont pas mal acquis. N’empêche, il a continué à subir, depuis 2011, le harcèlement judiciaire. Las, il a à son tour accepté de passer devant la commission de conciliation, d’après son avocat, question d’en finir une fois pour toutes et de se consacrer à ses affaires et sa famille. Ce serait trop peu et trop tard aux yeux du régime. Ou, peut-être, pour faire pression sur les autres.

Dans les tribunaux, la plupart des affaires d’argent sont reportées par les juges, nous affirment des avocats, afin de donner l’occasion aux prévenus de passer par la commission de conciliation.

L’IVD menaçait les récalcitrants de prison. La commission de conciliation pénale, à sa tête le président de la République, ne s’affranchit pas de ce détail.

Comme en 2011, sur les réseaux sociaux, la plèbe applaudit les arrestations et poursuit sa chasse aux sorcières, partant du principe que tout nanti est suspect, que tout homme politique est sale et que tout homme d’affaires est louche. Et quand un homme d’affaires est nanti et fait de la politique, il devient forcément coupable, sans autre forme de procès.

C’est exactement ce que cherche le président de la République pour asseoir sa popularité et remplir les caisses. Il ne veut pas de procès, il ne cherche pas de justice, il ne s’embarrasse pas des formes, il veut juste accompagner la chasse aux sorcières des foules affamées.

Raouf Ben Hédi

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